04. Libertés & droits de la Mort (I/V)

Manifeste
– via l’humusation et l’ordre public –
pour un droit à l’actualisation
de la liberté des funérailles

(et donc des normes funéraires)

par Mathieu Touzeil-Divina
professeur de droit public, Université Toulouse Capitole,
Co-directeur du Master Droit de la Santé – Université Toulouse Capitole,
Président du Collectif L’Unité du Droit, Fondateur du Projet « Vie-Droit-Mort »

Attention ! La mise en ligne et en accès libre des présents propos n’entraîne pas l’abandon de ses droits d’auteurs. Le projet VDM, en accord avec les auteurs concernés, a ainsi choisi de permettre la diffusion de plusieurs doctrines afin qu’elles puissent être diffusées et discutées le plus largement possible. Pour autant, toute reprise de tout ou partie de ce document implique un respectueux droit de citation pour le travail des auteurs concernés.

En l’occurrence, on pourra citer le présent document comme suit :

Touzeil-Divina Mathieu,  » Manifeste – via l’humusation et l’ordre public – pour un droit à l’actualisation de la liberté des funérailles (et donc des normes funéraires)  » in Projet Vie-Droit-Mort ; en ligne sur le site droitsdelamort.com ; 2023 ; art. 04 (I/V).

Les liens vers les cinq articles composant le Manifeste sont par ailleurs détaillés sur cette page.

Libertés
& droits de la Mort
Chap. I / V

Liberté ! Dans ses célèbres Consolations écrites depuis son exil corse, Sénèque (Lucius Annaeus Seneca (4-65)) engage Marcia, qui vient de perdre son fils, à ne pas se laisser aller uniquement à ses pleurs et à oser considérer la Mort comme une Liberté[1] : un affranchissement. En méditant sur la Mort, ainsi, chacune/chacun peut ou sinon doit apprivoiser ce « départ » et le faire « sien ». Sans lien avec une autre célèbre Marcia que chantèrent les Rita Mitsouko, et que « la mort (…) a consumée », voilà des millénaires qu’artistes et philosophes nous engagent à penser et à repenser sans cesse la Mort – et notre Mort – en l’associant d’abord à l’idée et à l’image de « liberté ». Précisément, c’est au nom de « la » liberté – non de mourir au regard du principe de dignité de la personne humaine – mais du devenir de son corps et de sa personnalité juridique, qu’il faudrait – pensons-nous – réactualiser la norme funéraire française.

Libertés & droits de la Mort. Il existe effectivement plusieurs droits et libertés impliqués par la Mort[2] d’une personne humaine. Sans les citer tous[3], mentionnons au moins,

  • le droit de « se » suicider qui fait partie de la liberté individuelle à disposer de son corps ;
  • l’éventuel (et discuté) droit à mourir « dignement » ce qui, selon les auteurs, interdit l’euthanasie ou la promeut sous conditions ;
  • le droit au respect du corps mort ou vif
  • ou encore la liberté même d’organiser ses funérailles au sens des cérémonies et rites d’accompagnement du défunt.

Pfrlr ? Pour chacun de ces droits et libertés, la Loi le garantit et il pourrait même être question (c’est en tout cas ce que nous défendons) de considérer qu’il existe un principe fondamental reconnu par les Lois de la Républiques (ou Pfrlr) selon lequel, depuis les dispositions maintenues depuis plus d’un siècle et demi sous de multiples Républiques, chaque Français se voit reconnaître « la liberté d’organiser ses funérailles » au sens de la Loi, toujours pérenne, du 15 novembre 1887[4].

Choisir librement sa sépulture, notamment pour des raisons religieuses, et conséquemment décider du devenir de son attache corporelle postmortem est effectivement une liberté fondamentale comme l’a reconnu le Conseil d’État[5] dans la célèbre affaire des « parents Martinot » que leurs enfants avaient entreposés, après leurs morts, dans des boxes réfrigérés afin que leurs corps ne se dégradassent pas et ce, dans l’espoir d’un « retour possible à la vie grâce aux progrès de la science ».

Si, au fond, le juge n’a pas accepté le nouveau mode de sépulture (jugé contraire aux deux seules destinations alors prévues par la Loi préc. de 1887), il a néanmoins acté qu’en « vertu des articles 8 et 9 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales [Cesdhlf], le choix du mode de sépulture, qui est intimement lié à la vie privée et par lequel une personne peut entendre manifester ses convictions » est garanti même s’il peut être, comme en l’espèce, restreint par l’ordre public. En outre, une plus récente décision du Conseil d’État[6] aurait pu pousser le juge constitutionnel à faire un pas en ce sens puisqu’il a été saisi d’une question prioritaire de constitutionnalité (Qpc) lui demandant de contrôler la constitutionnalité de l’art. L. 2223-18-1-1 du Code général des collectivités territoriales (Cgct) relatif à l’appropriation et à la vente potentielle (mais organisée) des « métaux issus de la crémation » et non « assimilés aux cendres du défunt ». Selon plusieurs requérants, l’article litigieux aurait en effet pu être considéré comme contraire au principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine ce qui a poussé le Palais royal à renvoyer cet examen auprès du juge de la rue de Montpensier. Partant, le Conseil constitutionnel[7], s’il n’a pas saisi la possibilité d’affirmer l’existence d’un Pfrlr de liberté des funérailles (mais on sait qu’il est réticent à ce type de reconnaissances novatrices), n’en a pas moins rappelé l’importance attachée au principe constitutionnel de dignité de la personne humaine, y compris post mortem s’agissant des restes humains cinéraires.

Up to date. En tout état de cause, ce que nous allons prôner ici, en prenant l’exemple de la technique dite de l’« humusation », « humification » ou « terramation » ou encore « compostage » servira un propos plus général : celui d’une demande d’actualisation de la Loi du 15 novembre 1887 et de son décret d’application du 27 avril 1889[8] « portant règlement d’administration publique déterminant les conditions applicables aux divers modes de sépulture ». Alors, en rédigeant un plaidoyer en faveur de l’actualisation des normes funéraires, on espère démontrer qu’il est temps a minima de réfléchir à l’existence d’autres modes de sépultures accueillant les corps et/ou restes des défunts. Pour ce faire, à travers l’exemple de l’humusation (entendue, selon nous, comme la transformation dans un double encadrement dédié[9] du cadavre humain en humus), il nous faudra confronter le principe même de la liberté des funérailles à la notion-même et polymorphe d’ordre public[10].

En effet, comme l’a explicitement exprimé la Cour de cassation, encore récemment[11], « la liberté d’organiser ses funérailles ne relève pas de l’état des personnes mais des libertés individuelles et que la loi du 15 novembre 1887, qui en garantit l’exercice, est une loi de police » et donc de maintien de l’ordre public ; norme « applicable aux funérailles de toute personne qui décède sur le territoire français » y compris à des ressortissants de nationalité non-française[12]. On notera, cela dit, qu’en repoussant la question de « l’état des personnes », la Cour maintient une position classique en droit français : considérer que le cadavre – même humain – n’est plus une personne[13].

Ordre public. Par « ordre public », on retiendra ici[14] d’abord l’existence d’une conception dite « matérielle et extérieure » (selon les qualificatifs du doyen Hauriou (1856-1929)) d’un ordre public séculairement défini en fonction du triptyque suivant : sécurité, salubrité et tranquillité publiques. L’expression ici définie a alors pour intérêt premier d’être le fondement juridique de toute mesure légale de police administrative. Autrement dit, une mesure de police administrative mettant en œuvre la défense de l’ordre public et cherchant à éviter un trouble à ce dernier ne peut fonder son interdiction ou sa restriction à des droits ou libertés qu’en la justifiant par une atteinte ou un risque d’atteinte à la sécurité publique, à la salubrité ou à la tranquillité publiques. Les normes et la jurisprudence valident cette acception à laquelle il faut ajouter l’explication suivante : la liberté doit toujours être « la règle » et « la restriction de police » matérialiser « l’exception[15] ».

Cela rappelé, la jurisprudence nous a aussi appris qu’il existait exceptionnellement une autre porte d’entrée à la protection de l’ordre public par la police administrative. Il s’agit de ce que d’aucuns nomment « la moralité publique » par opposition à l’ordre « matériel et extérieur ». Il est évident que cette acception choque (et doit continuer de choquer) car il n’appartient et ne peut appartenir au juge de décider de ce qui est ou non « moral » sauf à nous remémorer les heures les plus sombres de notre Histoire. Chacun ayant sa conception de la morale, il est heureux que le juge et l’autorité administrative ne s’y aventurent pas. Toutefois, il faut désormais compter sur l’intégration dans le triptyque traditionnel de l’ordre public d’une notion aux contours flous et d’influence européenne : la dignité de la personne humaine.

Dignité de la personne humaine. C’est en effet cette notion reçue notamment des droits européens qui est venue bousculer le traditionnel triptyque matériel. Partant, s’il est désormais évident que la dignité de la personne humaine fait partie intégrante de l’ordre public et peut donc à elle seule justifier une mesure de police, nous demeurons convaincus que cela n’inclut heureusement pas la moralité publique.

Pour traiter de l’humusation confrontée à l’ordre public, on considérera donc d’abord le poids de l’ordre public et de la police[16] des funérailles dans l’état existant du Droit (I) pour ensuite le confronter à sa mise à jour potentielle à travers l’exemple de la reconnaissance encadrée d’humusaria (II).

Attention ! La mise en ligne et en accès libre des présents propos n’entraîne pas l’abandon de ses droits d’auteurs. Le projet VDM, en accord avec les auteurs concernés, a ainsi choisi de permettre la diffusion de plusieurs doctrines afin qu’elles puissent être diffusées et discutées le plus largement possible. Pour autant, toute reprise de tout ou partie de ce document implique un respectueux droit de citation pour le travail des auteurs concernés.

En l’occurrence, on pourra citer le présent document comme suit :

Touzeil-Divina Mathieu,  » Manifeste – via l’humusation et l’ordre public – pour un droit à l’actualisation de la liberté des funérailles (et donc des normes funéraires)  » in Projet Vie-Droit-Mort ; en ligne sur le site droitsdelamort.com ; 2023 ; art. 04 (I/V).


[1] Sénèque, Consolations ; « Eloge de la Mort » ; 20.2.

[2] Quant à la définition même de la Mort en Droit, le professeur Py rappelle qu’elle est officiellement (depuis 1996) définie par l’arrêt de l’activité cérébrale ce qu’une circulaire du 24 avril 1968 avait déjà bien acté (cf. Py Bruno, La mort et le droit ; Paris, Puf ; 1997, coll. « Que sais-je ? » ; p. 20 et s.). On ajoutera, par ailleurs, que cette définition « juridique » de la Mort est clairement établie sur celle de la pratique médicale qui n’a pas attendu 1968 en ce sens. Il faut lire à ce sujet le véritable plaidoyer que dresse le professeur de médecine (François) Xavier Bichat (1771-1802) dès 1800 dans ses Recherches physiologiques sur la vie et la mort. L’édition que nous en avons consultée (Paris, Fortin ; 1866) laisse le lecteur très impressionné par l’intelligence et les foudroyantes intuitons du médecin écrivant seulement à la fin du XVIIIe siècle et démontrant que la fin de l’activité cardiaque ou pulmonaire n’emportaient pas, à la différence de celle de l’activité cérébrale, la Mort en tant que telle. Cela dit, avant 1968 et la consécration de la Mort juridique comme mort de l’activité du cerveau, c’est en recourant aux deux méthodes prônées par le doyen Balthazard (1872-1950), l’un des plus célèbres légistes du siècle précédent, que l’on identifiait la Mort en Droit : par l’artériotomie (une saignée opérée sur l’artère radiale démontrant l’arrêt de m’activité cardiaque uniquement) ou le « signe de l’éther ». Voyez à cet égard la circulaire du 03 novembre 1948 citée par : Vitani Christian, Législation de la Mort ; Paris, Masson ; 1962, p. 07 et s. Quant au dernier médecin cité : Touzeil-Divina Mathieu, « Un roi-mage de la médecine légale : Balthazard » in Journal du Droit Administratif (Jda), avril 2022 ; Art. 413. Et sur cette question, plus générale, de la définition de la Mort entre Droit et Médecine : Touzeil-Divina Mathieu, « L’État face aux « morts apparentes » : l’avènement du médecin « fonctionnaire d’apparat » » in Rdss ; mai-juin 2024.

[3] Aux côtés de Mme Bouteille-Brigant et de M. Boudet, nous avions, en 2014 initié en ce sens un Traité des nouveaux droits de la Mort (Le Mans, L’Épitoge ; 2014) qui avait notamment entrepris cette vision exhaustive qu’il s’agira bientôt d’actualiser.

[4] Loi du 15 novembre 1887 sur la liberté des funérailles in Jorf du 18 novembre 1887.

[5] CÉ, 06 janvier 2006 ; famille Martinot ; req. 260307 ; obs. Lucienne Erstein in Dr. Adm. 2006 ; comm. 64.

[6] CÉ, 11 octobre 2023, Sté Europe Métal Concept (req. 472830).

[7] Cf. décision n°2023-1075 Qpc : CC, 18 janvier 2024, Sté Europe métal ; in Jorf n°0016 du 20 janvier 2024.

[8] Décret du 27 avril 1889 in Jorf du 04 mai 1889.

[9] On reviendra ci-après sur les éléments de la définition ici proposée.

[10] C’est le même constat que dressent Emmanuel Aubin et Isabelle Savarit-Bourgeois quand ils confrontent la liberté et l’organisation des funérailles aux composantes de l’ordre public ainsi qu’au principe de Laïcité : Cimetières, sites cinéraires et opérations funéraires ; Paris, Berger Levrault ; 2013, 7e éd. ; p. 212 et s.

[11] Cass. civ. 1ère, 19 septembre 2018, pourvoi n° 18-20.693 ; famille d’Hassan X. ; avec une note : Bouteille-Brigant Magali, « La loi sur la liberté des funérailles : une loi de police ? » in La lettre juridique n°758 du 18 octobre 2018.

[12] Comme le relève l’excellente commentatrice préc., un arrêt de la Cour d’Appel de Paris (CA Paris, 10 septembre 2013 ; n° 13/17770) avait d’ailleurs déjà explicitement retenu qu’«en matière de funérailles, la nationalité du défunt est sans conséquence sur la Loi applicable, dès lors que la loi française, du 15 novembre 1887, reconnue comme loi de police, trouve une application si le décès est survenu sur le territoire français» .

[13] On se permet cette assertion car, à titre personnel, aux côtés toujours de Mme Bouteille-Brigant, on a soutenu dès 2014 l’hypothèse juridique d’une forme de personnalité du cadavre au Traité préc.

[14] Ainsi qu’on l’a défini au Dictionnaire de droit public interne (Paris, LexisNexis ; 2017 ; p. 344).

[15] Pour reprendre la célèbre formule du commissaire du gouvernement Louis François Corneille (1871-1943) dans ses conclusions sur CÉ, Sect., 10 août 1917, Baldy ; Rec., p. 638. Ainsi, l’interdiction ou la mesure de police (notamment depuis la jurisprudence (CÉ, 19 mai 1933, Benjamin)) doit-elle toujours être proportionnée face à l’atteinte à l’ordre public dénoncée.

[16] Police, dont un auteur toulousain rappelait déjà, en 1924, qu’elle était tant municipale qu’étatique, administrative que judiciaire, préventive que répressive : Arbus Auguste, Concessions dans les cimetières ; étude pratique et théorique d’un cas spécial où se combinent les règles de Droit administratif et celles du Droit civil ; Paris, Jouve ; 1924 ; p. 06 et s.